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DR : Lorsque vous êtes à Colomb-Béchar pendant la période 1961-1964, êtes-vous au courant de la création du CNES par le général Aubinière ? Est-ce que vous suivez cette affaire, existe- t-il une circulation d'informations qui fait que vous êtes au courant ?

BD : Oui, il y a une circulation d'informations, mais elle n'est pas terrible parce que les moyens de communication sont tels que les nouvelles arrivent très en retard.
Moi je m'intéressais beaucoup à l'évolution de la guerre d'Algérie ; j'ai été marqué par ce qui s'est passé. J'étais là parce que j'étais au Sahara, et j'y étais bien. J'avais un travail à faire, que je faisais, et qui me plaisait d'ailleurs ; mais cela ne m'a pas empêché, en 64, d'aller faire autre chose.
Seulement, la graine était ensemencée et, au bout de quelques années je me suis dit : tiens, le CNES… Ça a joué un grand rôle... J'ai entendu évidemment parler du CNES et de la Guyane, de la construction du champ de tir en Guyane et je me suis dit : c’est cela qu'il me faut...
Toujours l'idée d'aller dans les grands espaces. Donc l'Espace… ce que j'ai pu en voir à Colomb-Béchar et à Hammaguir, cela m'a plu, et d'autre part la Guyane... Donc je rentre au CNES pour aller en Guyane.

DR : Peut-on revenir sur cette période où vous quittez le monde spatial en 1964 ?

BD : Oui, je ne voulais pas aller à Biscarosse, que je considérais comme un enterrement de première classe. Je suis donc entré dans une société d'études techniques, économiques et financières.
Cela a été très important pour moi, car cela m'a donné des dimensions qui dépassaient très largement la technique. Ça m'a considérablement servi.
Dans cette société, j'ai été amené à voyager beaucoup puisque je suis allé en Côte d'Ivoire, au ministère du Plan, où cette société avait placé un certain nombre d'ingénieurs en assistance technique. Donc, j'ai travaillé à Abidjan pendant presque deux ans. J'ai ensuite été travailler en Libye, construire une centrale thermique à Tobrouk. Vous retrouvez toujours le goût pour l'expatriation...
Je précise que j'ai toujours gardé un appartement à Paris. J'ai toujours souhaité rester basé à Paris, mais m’expatrier. J'ai fait ça pendant trois ans. Ça m'a beaucoup apporté de connaissances autres que techniques.

DR : Surtout dans les domaines économiques et financiers...

BD : Oui, économiques, financiers, gestion. Et puis alors, des secteurs d'activité qui étaient différents.
À Abidjan, il s'agissait de travailler par exemple sur l'impact de la mise en place du barrage de Kossou. Lorsque vous faites un barrage, il y a une retenue ; et lorsqu’on fait une retenue, il y a des tas de problèmes qui se posent. Il en a été de même en Guyane, quelques années plus tard. J'ai donc travaillé sur les aménagements de la vallée du Bandama, à la suite de la mise en place du barrage de Kossou ; j'ai travaillé sur le port de pêche d'Abidjan, sur le réseau de transmission de télévision en Côte d'Ivoire.
Que des choses qui me passionnaient… Ensuite cette centrale thermique à Tobrouk… Toujours des projets industriels. Ma caractéristique est d'être directeur de programme, de conduire un programme. Lorsque vous conduisez un programme, il n'y a pas seulement les aspects techniques, il y a aussi des aspects financiers, de gestion, de planning ; il faut tenir cela, il faut tenir le budget. Donc j'ai toujours eu ces composantes dans mes activités.

DR : Comment passez-vous de la Libye au Centre national d'études spatiale ? Êtes-vous rappelé ?

BD : D'abord, la Libye, je n’y résidais pas : j’y dirigeais un programme, mais je résidais à Paris. J'allais souvent là-bas évidemment. J'avais recruté et mis en place un ingénieur que j'avais connu au CNES et qui, lui, résidait là-bas. Ensuite il est revenu au CNES où il a fait toute sa carrière. Il s'appelle Philippe Guérit.
J'étais à Paris, et je me tenais bien sûr au courant de la création de ce centre en Guyane et de tout ce qu'il y avait à y faire. Je me suis présenté au CNES, pas du tout comme ingénieur militaire mais comme contractuel civil. J'étais libre, puisque j'étais en disponibilité de l'Armement et que ça s'est terminé par ma démission.
Je suis donc arrivé au CNES, et le général Aubinière m'a recruté pour partir en Guyane prendre un département qu'on appelait le Département des moyens d’opérations.

DR : En 1967... Pouvez vous nous décrire exactement les activités que vous allez effectuer dans ce département ?

BD : Quand je suis arrivé là-bas, il n'y avait que deux ingénieurs du CNES à résidence ; le chantier était un immense bourbier. J'ai fait ma première mission en novembre, avec Yves Sillard, puis je me suis installé le 8 janvier 1968.
Là, il pleuvait, il y avait des bulldozers partout, de la boue partout ; on était dans les bureaux qui se trouvent au centre de Kourou, tout près du CMCK, le « ranch ». On avait nos bureaux là, pas climatisés, et il y avait trois ingénieurs techniques ; il y avait l'équipe de Yves Dejean, qui était dans l'infrastructure et qui était là depuis un moment, et puis il y avait, au niveau de la direction technique et des futures opérations, trois personnes : Maurice Jean-Charles, qui s'occupait de la mise en place des télécommunications, Daniel Erard qui faisait un peu tout, et moi.
Rapidement, j'ai été nommé directeur technique. Il y avait un directeur du Centre spatial guyanais qui s'appelait Kramer et qui lui était un homme de terrain, de travaux publics. Il avait été mis en place par les autorités de Paris – Pierre Chiquet, Norbert Charbit – pour suivre la construction de toute cette infrastructure dans laquelle il y avait des bâtiments, des routes, des premiers bâtiments techniques, des logements, des hôtels... C'était donc lui le directeur.
Sillard, qui à ce moment- là dirigeait une division qui s'appelait Équipements du Centre spatial guyanais à Brétigny, m'a demandé d'être le directeur technique par intérim.
Cette fonction a consisté essentiellement à préparer le premier lancement qui a eu lieu le 9 avril 1968, qui était le lancement d'une fusée Véronique, avec récupération en mer.
C'était donc un immense chantier ; la priorité était la construction du pas de tir des fusées sondes et d'un centre de lancement qui avait été installé dans l'une des salles du bâtiment météo – le bâtiment météo d'aujourd'hui, toujours le même – tout cela en installation provisoire évidemment.
On a accompli ce lancement dans des conditions qui étaient encore un peu rustiques, d'autant que tous, autant que nous étions, on apprenait le métier. Au niveau des opérations de lancement, elles étaient conduites par la division fusées sondes de Brétigny, qui était dirigée par Bernard Golonka...
Je ne me rappelle plus qui était DDO au premier lancement (Ndlr Jean-Jacques Cahen). L'homme des cibles, des engins cibles de tout à l'heure, c'était le lieutenant Renou, et Jean-Claude Renou était le directeur des opérations (DDO) pour ce premier lancement fusée sonde (Ndlr. Erreur : c’était JJ.Cahen)

DR : Pouvez vous nous décrire vos premières impressions à la découverte de la Guyane, de cette terre amazonienne ?

BD : Ce n'est pas compliqué : j'ai trouvé que c'était le dernier paradis terrestre sur Terre, et il n'y en a plus beaucoup. Je continue à le dire aujourd'hui.
À l'époque, c'était encore mieux qu'aujourd'hui ; notamment l'extraordinaire liberté que nous avions et la parfaite sécurité par rapport à ce qui se passe aujourd'hui.
On laissait tout ouvert : les maisons, les voitures ; tout était ouvert à tous vents ; il n'était pas question, on n'avait jamais entendu parler de vols ; peut-être quelques larcins de temps en temps. C'était donc une très grande liberté avec toutes ses possibilités.
Il fallait être tout sauf intellectuel pour être à Kourou ; il y avait tout sauf la dimension culturelle. Il n'y avait pas de journaux : il n’y avait que la Presse de Guyane, qui était une feuille de choux. Au début il n'y avait pas de télévision: au Pariacabo il y avait un émetteur de radio à modulation de fréquence et puis est venue la première émission de télévision en noir et blanc, qui ne marchait pas ou qui marchait mal, avec deux heures d’émission par jour.
C'était complètement les balbutiements. Le téléphone avec l’extérieur ne marchait pas ; c'était un téléphone HF, ou bien on passait par un réseau hertzien sur Paramaribo.
On a eu assez rapidement une liaison satellite via Paramaribo, mais enfin c'était très sommaire et ça marchait vraiment très mal, mais ça c'est quand même amélioré très vite.
Autre chose à signaler, Kourou était un village de pêcheurs à l'origine, de quelques centaines d'habitants au bord du fleuve, à côté du bac, et nous nous sommes mis à construire une ville conçue pour 50 000 habitants.
Le plan de masse de l’OTH indiquait 50 000 habitants. Il y a une plaquette, la plaquette de l’OTH qui avait fait l'étude de cette ville très ambitieuse. J'ai toujours considéré que la conception de cette ville était une aberration parce qu'elle était conçue comme une ville de ségrégation.
Les villas, je n’ai rien à en dire évidemment parce que j'y logeais très bien, mais les collectifs verticaux n’étaient pas terribles. Les gens qui ont conçu la ville de Kourou avaient conçu la ville de Sarcelles : on y a retrouvé certaines caractéristiques et on se demande si ces gens-là avaient conscience de ce qu'est le climat équatorial. Les collectifs verticaux sont navrants.
Il y avait une chose pas trop mal : c'était la cité de chantier ! Elle était faite de Calypso et de Véronique en bois, dont beaucoup existent toujours et qui sont finalement parmi les logements les plus agréables. Evidemment cela demande de l'entretien, Il n'empêche que trente-cinq ans après, ces maisons sont toujours là.
Et puis alors, le scandale : les collectifs horizontaux.
Avec des WC dehors : je me rappelle que dans la porte il y avait un diamant comme on trouvait dans les campagnes autrefois. Vraiment, c’est une honte ! Je m'étais élevé à l'époque contre ça et on m’avait répondu: « Mais il faut se mettre à la portée des gens qui vivent ici... »