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DR : Combien de temps…

BD : Quinze mois. Ce n’est pas beaucoup. J’étais beaucoup trop jeune pour aller dans une telle organisation, je n’ai pas supporté. Il fallait être extrêmement diplomate, savoir avaler les couleuvres, savoir s’écraser en permanence…
Pas pour moi.

DR : Après cette expérience fâcheuse, vous quittez provisoirement le monde spatial pour rejoindre le groupe Akram Ojjeh…

BD : Je vois que vous êtes bien renseigné ! Mais ça n’est pas tout à fait ça… Entre- temps j’ai été chez Creusot-Loire Entreprises où j’étais directeur de programme d’un complexe d’aciéries-laminoirs à Bassora, en Irak.
J’ai travaillé pendant un an et demi pour sortir ces usines qui ne sortaient pas car il y avait plein de problèmes… Directeur de programme, c’était ma raison sociale ; on a réussi à faire sortir ces usines, on les a même mises en route, on les a fait fonctionner, on a commencé la formation et puis la guerre Iran- Irak s’est déclenchée. L’Iran a bombardé tout ça et a tout mis à plat. Fin de l’histoire.
Je ne suis pas resté longtemps chez Creusot-Loire Entreprises, mais là j’étais acculé car j’avais quitté l’Agence spatiale européenne en claquant la porte, persuadé que j’allais retrouver un poste au CNES. Mais au CNES – et cela s’est passé incroyablement dans la même semaine – il y a eu le directeur général, Michel Bignier, qui a été mis en cause par les syndicats et qui a démissionné et le président du CNES, Maurice Lévy qui a été démis le lendemain par le ministre D’Ornano... en mars 1976.
Et moi, j’avais démissionné avec la garantie de ces deux personnages de retrouver un poste au CNES. Je vous rappelle que je n’étais plus dans l’Armement, je n’avais plus aucune roue de secours.
C’est vrai que j’avais démissionné sans avoir encore mon poste au CNES, mais j’avais les assurances de Maurice Lévy et de Michel Bignier et ils disparaissent du jour au lendemain. Ils sont remplacés par Yves Sillard et Hubert Curien comme président.
Sillard me dit qu’il n’avait pas prévu cela comme ça, qu’il n’a pas de poste pour moi. Alors, j’ai du commencer à chercher. Je n’ai pas eu trop de mal à l’époque, et il y a un ami chez Creusot-Loire Entreprises qui m’a proposé ce poste. J’ai accepté ; je ne connaissais rien aux aciéries ni aux laminoirs mais on a quand même sorti cette usine. C’était un programme comme un autre, avec un budget et un planning.
Entre-temps, je suis resté un an chez Akram Ojjeh ; c’est un ancien de l’Armement qui est venu me trouver et qui m’a proposé cette affaire dans le groupe TAG. C’était l’époque où il avait acheté le paquebot France ; il avait acheté Air Alpes, il avait acheté différentes affaires et j’y voyais un intérêt...
Je rentrais chez TAG comme directeur du développement, avec la mission de développer toutes ces affaires. Il avait pris une partie de Dumez, une partie de Thomson, 10%... Donc il avait plein d’idées.
Quand vous êtes dans une organisation comme celle-là, il y a des tas de gens qui viennent vous proposer des idées merveilleuses, mirobolantes et on reçoit des dossiers. Mon rôle, c’était de recevoir et d’instruire ces dossiers. J’avais mis un tableau de bord en place.
J’ai du traiter une centaine de dossiers pendant l’année où je suis resté, enfin surtout 6 à 8 mois actif : ça fait presque un dossier par jour. Evidemment, ces dossiers, il y en avait beaucoup que l’on ouvrait et que l’on mettait de suite à la poubelle. Cependant, il y avait des choses intéressantes que j’ai essayé de traiter.
Par exemple, un jour des anciens d’une grosse boîte d’électronique américaine – ce n’est pas IBM c’est l’autre (Ndlr : Texas Instruments), qui était installée sur la côte d’Azur –voulaient monter une unité de C-Mos.
Akram Ojjeh me dit que c’est une idée formidable et qu’il faut la monter avec Jean-Luc Lagardère avec qui il me demande d'organiser un rendez-vous. J’appelle mes relations de chez Matra et on monte un rendez-vous avec Lagardère.
Le jour du rendez-vous, Akram Ojjeh se défile et me demande de reporter le rendez-vous. Extrêmement gêné, je m’exécute et je prends un autre rendez-vous. Akram Ojjeh se défile à nouveau, et quand vous faites ça, vous perdez tout crédit auprès de vos interlocuteurs de chez Matra.
J’ai dis que c’était fini, que je ne mettais plus mon carnet d’adresse en jeu, pour ensuite se défiler au moment des affaires. J’ai donc dit : « terminé, j’arrête », et je suis allé chercher autre chose.
C’est alors que Sillard m’a proposé de prendre la direction générale d’une entité en cours de création. Cela s’appelait Satel Conseil. Alors, j’ai accepté car c’était une façon de revenir par une toute petite porte dans l’Espace.

DR : C’est suite à cette expérience que vous prenez la direction du projet Hermès …

BD : Je suis quand même resté six ans à la tête de Satel Conseil. Et puis un jour, Madon – Pierre Madon – me téléphone et me propose le poste de directeur du programme Hermès à l’Aérospatiale.
Et puis, au bout de six ans d’Aérospatiale, lorsque le projet Hermès a été abandonné – enfin je suis parti avant l’abandon définitif… mais c’était déjà en très mauvaise forme – je suis rentré chez Alcatel Espace pour m’occuper de construction de satellites.

DR : Direction de programme toujours …?

BD : Non, j’étais directeur général adjoint et je le suis resté jusqu’à mon départ en retraite.

DR : Vous avez été le premier directeur général de la société Satel Conseil. Comment avez- vous participé à la mise en place de cette société qui a pris une place considérable dans le conseil en télécommunications sur le plan
international ?

BD : Créée en 1979, sa mission était d’exporter en dehors de France – je dis bien en dehors de France – les services, le know-how du CNES, de France Télécom – enfin cela s’appelait la DGT (Direction Générale des Télécommunications) – et de TDF…
Il s’agissait d’exporter ce savoir-faire afin de faire des systèmes de satellites de télécommunications, de télévision, etc. On avait des moyens, parce que le CNES, la DGT et TDF avaient de l’argent.
On a fait beaucoup de démarchage dans des congrès et un peu partout, et puis ça a fini par produire quelques contrats. Satel Conseil a végété pendant une vingtaine d’années, car en fait ils ont vécu des contributions que le CNES et France Télécom continuaient à payer mais cela devait s’arrêter un jour.
Ils ont arrêté l’année dernière. Je ne veux pas en dire beaucoup plus, mais ce n’est pas pour ça qu’on était fait…
Les contributions étaient là pour mettre en route l’organisation et rapidement l’organisation aurait du faire en sorte de s’équilibrer ou alors c’est qu’elle n’était pas viable.

DR : Il s’agissait d’exporter des savoir-faire en matière de télécommunications …

BD : Des services de consultance, des savoir-faire en matière de satellites. Dans la pratique, on assistait les gens pour écrire les spécifications d’un appel d’offres, on faisait des évaluations des offres en réponse à l’appel d’offres, on faisait du monitoring... Par exemple, un client étranger achetait un satellite chez Matra et on allait chez Matra pour son compte, suivre les opérations de construction du satellite, le lancement ...

DR : Peut-on revenir quelque peu sur le projet Hermès ... ?

BD : D’abord il y a eu une erreur fondamentale : on a voulu mettre en concurrence l’Aérospatiale et Dassault.
C’était une folie, parce que c’est vrai que l’un et l’autre avaient d’indéniables compétences, mais il ne fallait pas faire une concurrence : il fallait faire une coopération.
Après, on a nommé Aerospatiale maître d’œuvre et Dassault maître d’œuvre délégué pour l’aéronautique, alors qu'au départ il y a avait eu une phase A compétitive dont il était sorti deux projets.
Alors on a dit : « Il faut choisir entre ces deux projets » et comme les autorités ont été incapables de choisir entre ces deux projets, ils ont inventé une coopération forcée… forcée mais forcée ! Vraiment antinaturelle...
Et votre serviteur s’est retrouvé à l’Aérospatiale, directeur d’un programme avec inévitablement à côté de lui, je ne dirais pas en adjoint mais en « conjoint », un directeur de programme Hermès de Dassault.
Cela a été épouvantable et extrêmement difficile car tout nous séparait.
Ce sont deux cultures différentes Aérospatiale et Dassault, qui ont chacune leurs valeurs… Ce qui était confié à l’un, l’autre savait le faire… Pendant des années, pendant ces six ans, j’ai essayé de faire tourner tout cela ensemble et ça a à peu près marché.
Et on avait un projet, et là je le dis haut, fort et clair, on avait un projet qui était viable et qui aurait marché !
Si la politique ne nous l’avait pas torpillé, on aurait fait Hermès. Le vaisseau que les Américains sont en train de construire pour servir de chaloupe de sauvetage à la Station spatiale internationale (ISS), n’est rien d’autre qu’Hermès. Vous pouvez le regarder dans ses spécifications, dans les grandes lignes, c’est Hermès.
Voilà, je n’ai rien de plus à dire. Alors, évidemment, la chute du mur de Berlin a porté un coup fatal au projet Hermès, parce que du coup, il n’y avait plus de compétition entre les Russes et les Américains et l’Europe ne trouvait plus de raison de faire Hermès.
Parce que là, on tombe dans un autre débat, celui de se demander : À quoi servent ces vols habités en orbite basse… ?
Là vous avez – en chef des contestataires – Patrick Baudry, qui dit que ça ne sert à rien, que l’on refait aujourd’hui ce que l’on faisait déjà il y a 30 ou 40 ans... C’est vrai qu’Hermès avait une vocation… Mais comme avec Spacelab à l’Agence [l'ESA]… le problème de base était : à quoi ça sert ?
Cela a été extrêmement décevant car l’on a fait beaucoup moins de missions que prévu, que ça a coûté beaucoup plus cher que prévu… Techniquement c’était réussi mais ce n’était pas ça le plus important.
Hermès, c’est pareil : techniquement c’était réussi… Comme les gens qui ont fait le Concorde, le Rafale, ils étaient parfaitement capables de faire Hermès... C’est aussi simple que ça. Mais alors après ... à quoi ça sert ?
Alors effectivement, aujourd’hui on s’aperçoit que s’il y avait eu Hermès, ça aurait servi. On est allé voir les Américains avec Philippe Couillard… on est allé le leur proposer. Sans succès…
Dans ce système de stations spatiales en orbite basse, Hermès avait sa place. Le problème, c’était qu’il était difficile de se convaincre que c’était un programme prioritaire, et comme on est toujours en train de chercher de l’argent, on nous dit : Attendez, foutez-nous la paix avec Hermès, il faut faire voler Ariane.
Le développement d’Hermès a quand même toujours été marqué par le côté non prioritaire de ce programme. Techniquement cela aurait marché, on était près de la solution, au niveau du design, on était près à passer en phase C…

DR : Peut-on conclure sur un bilan de votre carrière spatiale ?

BD : C’est un des plus beaux métiers du monde ! J’y ai trouvé énormément de satisfactions, pratiquement que des satisfactions, même s'il y a eu des échecs auxquels j’étais partie prenante. Mais comme on a toujours surmonté les échecs, on a surmonté les crises. La vie est faite de ça. Le résultat est qu’aujourd’hui la plupart d’entre nous restent pénétrés de passion pour ce métier. Et on continue.

DR : Sur la situation actuelle du monde spatial ?

BD : Elle est mauvaise. C’est une situation de crise, grave, mais qu’il faut surmonter. La priorité absolue, c’est Ariane.

DR : Tout le monde n’est peut-être pas de cet avis, sur le plan européen. Certains pensent que l’on peut avoir un accès à l’Espace sans forcément avoir un lanceur européen ; l’Europe peut lancer avec d’autres lanceurs…

BD : Et comment ? Ils ne sont pas européens ces gens-là ; ils sont mondialistes mais pas européens.
L’Europe est une grande nation et il est inconcevable qu’elle n’ait pas son accès indépendant à l’Espace, c’est hyper prioritaire. C’est rare les gens qui disent ça.

DR : La question qui se posait, c’est que le programme Ariane 5 était connu depuis 1978 et que ça ne marchait toujours pas…

BD : Il ne faut pas trop noircir le tableau. Ariane 4 a été un succès, pas absolu puisqu’il y a 97% de réussite, mais … Ariane 5 a très bien marché avec un premier échec, puis un demi échec, et 16 ou 17 vols, et puis alors un dernier échec sur sa dernière version.
En ce moment, le problème qui vous fait dresser les cheveux sur la tête, c’est qu’on vous dit qu’on ne peut plus sortir l’Ariane 5 première génération parce qu’on ne dispose plus des outillages. Lorsque j’entends ça, les bras m’en tombent. Je ne sais pas si c’est vrai, mais hier on a redemandé confirmation à des gens qui travaillent à la direction des lanceurs et ils m’ont confirmé qu’il fallait refaire des outillages.
C’est complètement fou des choses pareilles.