Commentaire sur le livre
La naissance d'Ariane
La Naissance d'Ariane
La miraculée conception
Une gestation menacée
L'accouchement dans la douleur (1)
L'accouchement dans la douleur (2)
Trente ans après2
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Il fait un temps radieux sur la base aérienne de Brétigny-sur-Orge au sud de Paris. Dans le bâtiment neuf de la direction des programmes du Centre national d'études spatiales (CNES) règne un silence inhabituel : jeunes hommes et femmes recrutés moins de dix ans plus tôt, au sortir des meilleures écoles, attendent, inquiets, les conséquences politiques du désastre du lanceur de satellites Europa 2, survenu le 5 novembre 1971 à Kourou en Guyane.
Ils ont tous entre 30 et 40 ans.
La fusée européenne, censée donner à l'Europe l'accès, pour ses satellites, à l'orbite géostationnaire, a explosé en plein vol en Guyane, lors de son onzième vol d'essai, entraînant la désintégration du consensus politique européen pour le développement en commun d'un lanceur « lourd».
Je m'appelle Jean-Pierre Morin. J'ai 34 ans. Au sein de la direction des Programmes, ingénieur de base, chargé du suivi des lanceurs, mon avenir professionnel est en jeu. Je travaille depuis huit ans au CNES, créé en 1961 par Charles de Gaulle. C'est mon premier emploi, sorti de Centrale. J'ai vécu, loin de mes Hautes Alpes natales, des aventures techniques passionnantes : au Sahara, dans le Chaco argentin, en Guyane, passant de la mer de sable à la forêt Amazonienne en transitant par la Pampa.
Comme tous les jeunes ingénieurs recrutés par ce nouvel organisme, j'ai été immédiatement placé, sans en être vraiment conscient, devant d'inhabituelles responsabilités pour un débutant.
Au sein de la division chargée du développement et de la mise en œuvre des fusées-sondes (qui véhiculent des expériences scientifiques au-dessus de l'atmosphère terrestre), j'ai été chargé de la coordination du développement des fusées Véronique.
Développement plus que largement entamé par un organisme militaire, le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) au milieu des années cinquante, à Vernon, dans l'Eure, sous l'impulsion d'hommes passionnés et compétents, dont le général Jean-Maurice Guérin, les ingénieurs Fouesnant, Corbeau, Bortzmeyer et Couture, qui se sont appuyés sur l'expérience d'une centaine de techniciens allemands de Peenemünde.
Expérience acquise sur les célèbres et sinistres VI et V2, les armes secrètes d'Hitler. Les TA (travailleurs allemands) l'ont transférée dès 1947 à l'armée française, avant qu'une partie d'entre eux ne reparte en Allemagne. Certains sont restés et se sont pleinement intégrés aux équipes techniques du LRBA.
Véronique est la fusée dérivée du V2, le premier missile balistique de l'histoire humaine. Le V2 a été développé par Wernher von Braun pour l'Allemagne nazie, et terrorisa à la fin de la guerre Londres, et Anvers, à peine libérée.
J'ai accompli de fréquentes missions au Sahara, sur la base militaire d'Hammaguir (près de Colomb-Béchar) et participé activement à deux bonnes douzaines de lancements, dans l'ensemble réussis, de Véronique 61, dans sa version la plus moderne.
J'ai été responsable de la conception et de la mise au point, avec deux ingénieurs de la mythique société Latécoère, Jean-Claude Le Stang et Henri Hollander, d'un système original de récupération par aérofreins et parachutes des ogives de fusées revenant de l'espace.
En mars 1967, trois ans après mon entrée au CNES, je récupère, vivantes et en parfaites conditions physiques, deux guenons, Martine et Pierrette, à qui le CNES a offert un séjour studieux dans l'Espace de six minutes, en apesanteur, sur une trajectoire culminant à 233 kilomètres d'altitude.
Je me remémore l'enchaînement des événements qui ont abouti à la tragédie actuelle :
En 1961, Charles de Gaulle décide que la grandeur de la France exige sa présence dans l'Espace et approuve la création d'un organisme national (le CNES), sorte de Nasa en modèle réduit.
L'enjeu, à court terme : devenir la troisième puissance, après l'Union soviétique et les États-Unis, à placer sur orbite un satellite artificiel de la Terre.
Pari tenu, grâce aux compétences antérieurement acquises par une société industrielle française, la SEREB (Société d'études et de recherches pour les engins balistiques) : la fusée Diamant place en orbite le satellite Astérix, le 5 novembre 1965.
Succès de prestige : Astérix est l'équivalent du premier satellite artificiel lancé par les Russes, Spoutnik 1, le 4 octobre 1957.
Les Français sont entrés en troisième position, avec huit ans de retard, dans le club très restreint des nations ayant leur propre moyen d'accès à l'Espace.
Depuis 1957, Russes et Américains multiplient leurs exploits dans une course effrénée qui tente de démontrer, dans un contexte de Guerre froide, que leurs industries d'armement réciproques, en particulier celles des missiles vecteurs de l'arme nucléaire, sont les meilleures.
Les Russes marquent les premiers points et multiplient les « premières ». Ils satellisent le premier animal, moins d'un mois après Spoutnik 1, la chienne Laïka, puis en 1961, le premier homme, Youri Gagarine. Entre-temps, ils tirent vers la Lune, la frôlent, la percutent puis mettent en orbite le premier satellite lunaire.
Dans cette course à l'Espace, les Américains semblent distancés, même s'ils rééditent les exploits soviétiques avec un à deux ans de retard seulement.
Les médias occidentaux s'inquiètent de l'apparente suprématie russe en matière balistique et spatiale, lourde de menaces. Alors, pour les rassurer, juste après le vol de Gagarine, le président des États-Unis, John Kennedy, peu avant son assassinat, promet la Lune aux Américains : des astronautes de la Nasa mettront le pied sur notre satellite naturel avant la fin de la décennie !
Naît alors le pharaonique programme Apollo, qui se déroule sans problème majeur, grâce à l'énorme fusée Saturne 5 conçue par Wernher von Braun.
Cet ingénieur responsable de la mise au point des V2 allemands réalise son rêve, qui lui avait valu une arrestation de quinze jours par la Gestapo en 1944, au motif qu'il utilisait une partie de son temps sur un projet chimérique au détriment de l'effort de guerre du Ille Reich.
Les Russes relèvent le défi et promettent de débarquer sur la Lune avant les Américains.
Cette course à la Lune, je vais la vivre jusqu'à cette fameuse nuit du 21 juillet 1969 où je vois avec émotion, devant mon récepteur de télévision, comme un milliard d'êtres humains, Neil Armstrong faire ses premiers pas sur l'astre sélène. « Un petit pas pour un homme, un grand bond pour l'humanité… »
Pour bien comprendre le traumatisme américain du début des années soixante, il faut revenir au premier lancement russe du 4 octobre 1957.
Cet exploit a une apparence, une sphère métallique de 80 kg, inoffensive et émettant un joyeux bip-bip.
Il a une réalité, seule connue des Américains grâce à leur réseau planétaire de radars : à quelques kilomètres du Spoutnik, sur la même orbite, vogue une masse sombre et silencieuse de dix tonnes : le troisième étage de la fusée, vide d'ergols.
Et von Braun d'en rajouter : l'orbite choisie par les Soviétiques, pour survoler les grandes villes russes et donc les grandes villes occidentales, est inclinée à soixante-cinq degrés sur l'équateur. Leur base de lancement a été repérée : Baïkonour est à quarante-cinq degrés de latitude nord. Une orbite à énergie minimum utilisant au maximum l'effet de fronde due à la rotation terrestre aurait dû conduire à une inclinaison de quarante-cinq degrés sur l'équateur. Les Russes ont choisi une orbite à énergie sensiblement plus élevée : donc ils disposent d'une fusée super-puissante, à tel point que von Braun se demande un moment s'ils n'ont pas découvert un nouveau type de propulsion autre que chimique.
Pour les experts militaires américains, cela veut dire que l'URSS est techniquement capable de satelliser une bombe H, épée de Damoclès survolant les États-Unis toutes les quatre-vingt-dix minutes.
Les médias passent, heureusement, à côté de la menace.
On la retrouve en 1964, dans le film de Stanley Kubrick, Docteur Folamour, lorsque l'ambassadeur soviétique révèle l'existence d'une « doom machine », machine nucléaire infernale conçue pour détruire automatiquement le monde en cas d'attaque atomique de l'URSS par les USA.
Stanley Kubrick avait ses sources dans le milieu spatial américain qui lui serviront aussi pour la réalisation de 2001 : l'odyssée de l'espace.
L'Europe prend conscience de l'absolue nécessité de disposer, par ses propres moyens, d'un lanceur lourd. La course à la Lune lui semble futile et dispendieuse. Par contre, l'accès à l'orbite géostationnaire, cercle situé à 36 000 kilomètres au-dessus de l'équateur est indispensable. Il lui faut un lanceur « lourd », capable de placer une tonne sur cette orbite spécifique, pour ses futurs satellites d'applications qui changeront la vie quotidienne de millions de citoyens européens : météorologie, téléphonie, télévision directe, collecte de données, transfert d'informations, observation de l'univers et surtout… de la Terre.
J'ai une pensée admirative pour Arthur C. Clarke, physicien anglais mondialement connu comme auteur prolifique de romans de science-fiction (dont La Sentinelle qui inspira 2001 : l'odyssée de l'espace) et découvreur incontesté des propriétés singulières de l'orbite géostationnaire.
En 1945, à 28 ans, il publie les caractéristiques de ce qui va devenir dans le monde scientifique, l'orbite de Clarke. Il établit par le calcul qu'un satellite tournant autour de la Terre, plein est, dans le plan de l'équateur, à 36 000 kilomètres du sol, à une vitesse de 2,65 km/s, reste stationnaire par rapport au point géographique qu'il survole.
L'homme a toujours cherché à conquérir les points hauts au cours de son histoire. Clarke lui en offre un d'où l'on domine le tiers de la Terre. Le bond est immense : encore faut-il se doter des moyens d'y aller !
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Le 9 avril 1968 à Kourou lors du premier lancement opérationnel au Centre spatial guyanais.
En tant qu'expérimentateur (ici, au centre), je teste sur une Véronique AGI un compartiment de récupération en mer par parachute développé par la société Latécoère.
Jupiter n'étant pas terminé, le centre de contrôle est provisoirement implanté dans la station Météo.
À ma droite, Jeannot Leroux, responsable de la Sauvegarde, à ma gauche, Jean-Jacques Cahen, directeur d'opération (DDO). Au fond, Bernard Deloffre, adjoint d'Yves Sillard, directeur technique du CSG.
Une Véronique 61M est lancée le 25 juillet 1968 depuis Kourou. Les Véronique sont considérées comme les grands-mères d'Ariane. Elles sont des descendantes directes des V2 de Peenemünde (1944).
La première version (R) vole en 1950, la deuxième (N) en 1952, la troisième (NA) en 1954, la quatrième (AGI) en 1959, la cinquième (61) en 1964, la sixième (61M) en 1966. Dernier vol : le 31 mai 1975. Au total quatre-vingt-douze vols entre 1950 et 1975.
Cheval de bataille du LRBA situé à Vernon dans l'Eure, son nom est emblématique de ce prestigieux laboratoire de l'accès à l'Espace. Il est la contraction de VERnon - électrONIQUE. Les moteurs Valois de Véronique de quatre puis six tonnes de poussée seront les précurseurs des moteurs Vexin (Diamant), Viking (Ariane 1, 2, 3, 4).
La lettre V de Vernon est considérée comme un porte-bonheur pour les moteurs : ceux qui vont suivre pour Ariane 5 s'appelleront Vulcain et Vinci quoique de technologie différente des moteurs précédents (passage aux ergols cryotechniques (hydrogène et oxygène liquides).