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par Dominique Mourey

(SEREB)

 

 

 

Je deviens Chef de mission

De retour dans les tranquilles bureaux de Courbevoie, nous racontons les nuits sur le portique, le vent sur le sable, les lever de soleil sur les tables d’Abadla. Mais ici, dans ce décor figé, dans cette ambiance feutrée, il n’est pas possible de recréer la magie du désert, son souffle brûlant, la soif, le sommeil, l’angoisse des rouges qui tord l’estomac ou la douceur apaisante des verts. Ici, on écrit des papiers, on lit d’autres papiers, on se téléphone et on se réunit dans le calme.

Pourtant, l’ambiance est à la fièvre et à l’excitation.

« Vite, vite… Il faut préparer la campagne d’octobre ».

« Vite, vite… Il faut préparer la campagne de novembre… ». Quelle est donc cette hâte ?

C’est simple. Mon Général se présente à l’élection présidentielle de décembre !

Et mon Général pense deux choses.

- La première est que, si la France met un satellite sur orbite, la crédibilité de sa future Force de Dissuasion sera définitivement assurée. Un pays qui sait lancer un satellite, même petit, est évidemment capable de lancer une bombe où il veut. Et s’il lance une bombe à des milliers de kilomètres, ce ne sera assurément pas un modeste pétard chinois, mais une authentique bombe atomique. Voilà la bombinette revalorisée du même coup. (Nul ne s’y trompera lorsque par exemple les Chinois lanceront, quelques années plus tard, leur satellite qui chante « L’Orient est rouge ». Cela signifiera qu’ils ont la bombe et savent faire des missiles intercontinentaux).

- La deuxième pensée de mon Général est qu’un succès aussi éclatant, d’un style aussi « cocorico », va drainer bien des voix hésitantes et lui assurer une élection tonitruante.

Les Russes en 57 avec Spoutnik, puis la chienne Laika, puis Gagarine en 61 ! Les Américains en 58 avec Explorer 1, puis le major Glenn, puis « la nouvelle frontière » de Kennedy en 61 : objectif LUNE !

Et la France, dans cette affaire ? Et mon Général ? Mon Général pense qu’un satellite français, en 65, marquerait triomphalement sa grandeur, qui est celle de la France ! À condition toutefois de ne pas le rater.

- Qu’on m’appelle ma SEREB !

- Oui, mon Général. Voici M. Charles Christofini, président de la SEREB, et l’ingénieur général Roger Chevalier, directeur technique.

- Alors, ce satellite, où en est-il ?

- Eh bien, mon Général…

- Bon. Il faut le lancer avant le 30 novembre.

- Oui, mon Général.

- Mais il ne faut pas le rater.

- Non, mon Général.

- C’est donc secret.

- Oui, mon Général

- Sauf si ça réussit.

- Oui, mon Général. Merci, mon Général. Au revoir, mon Général.

La voie hiérarchique conduit doucement, de cascade en cascade, les élyséennes directives jusqu’aux échelons d’exécution.

L’échelon Michaud appelle l’échelon Mourey.

- Alors, M. Mourey, êtes-vous bien reposé ? (grand sourire paternel)

- Oui, Monsieur, merci. (Diable, que va-t-il se passer ?). M. X, que j’avais embauché pour diriger les tirs de Diamant, a démissionné. Il nous quitte demain. (Petite moue de dérision)
– Ah !

- Vous le remplacez comme chef de mission. (Plissement frontal autoritaire)

- Ah ! Oui, Monsieur. (Sourire modeste ? Remerciements émus ?)

- Bien entendu, vous restez responsable engin pour le tir du 3e Saphir en octobre. Vous tirerez 2 Diamant en novembre. Entre les deux campagnes, on tirera un engin S sur le socle du 231. Organisez les modifications successives de l’installation au sol. Étudiez ce planning avec le CIEES pour… m’en parler.

Des questions ?

 

Quatre tirs en un mois et demi ! Sur la même base ! Trois séries d’installations, d’engins et de câblages différents. Je connais encore mal le Saphir, mais pas du tout le Diamant. Je ne sais rien des procédures complexes de mise sur orbite et de coordination des stations de poursuite terrestres. Enfin, je n’ai que des idées romantiques sur les fonctions d’un chef de mission.

Des questions ? J’en ai cent, j’en ai mille…

- Non, Monsieur, pas de questions.

- Eh bien allez, M. Mourey, ce sera tout ! (sourire glacé de fin de réunion)

Je sors de son bureau un peu ivre, conscient de l’honneur qui m’est fait, vaguement inquiet tout de même…

J’expédie ma préparation de campagne du Saphir à toute vitesse.

Je m’aperçois ainsi que, tel M. Jourdain faisant de la prose, je fais depuis bientôt trois ans sans le savoir le métier de chef de mission, à Paris au moins.

Sur le terrain, je sais : j’ai vu faire Michaud. Passons donc à ce Diamant extraordinaire.

Je suis dans la presse l’avancement du fabuleux projet Apollo, qui enverra dans moins de quatre ans Armstrong et Aldrin marcher sur la Lune.

Nous, nous envoyons un petit corps de rentrée à 100 km, ça réussit une fois sur deux, et je vais envoyer un satellite tourner autour de la Terre ?

Qui ne retombera jamais ? Cela n’a pas l’air sérieux ! Et d’abord, comment est-ce fait, un Diamant ? Comment est-ce que ça marche ?

Un propulseur 3e étage est posé au-dessus du couple 1er - 2e étages du Saphir.

En fin de propulsion de ce couple, le 3e étage est séparé, basculé à l’horizontale et stabilisé dans cette direction. On le laisse monter aussi haut qu’il peut, vers 500 km d’altitude. Alors, au sommet de sa trajectoire où il a encore environ 3 000 m/s de vitesse horizontale, le propulseur s’allume.

En fin de poussée, la vitesse est passée à 8 000 m/s (près de 29 000 km/h !) et ce 3e étage est devenu un satellite de la Terre ! Il ne reste plus qu’à en séparer d’une pichenette le satellite proprement dit que le propulseur vide suit à quelque distance comme un toutou.

Le satellite lui-même, fixé à l’avant du propulseur et protégé par une coiffe largable en vol, est une petite boule creuse d’une cinquantaine de kilos.

Il n’y a pour ainsi dire rien dedans, qu’un répondeur radar pour qu’on le voie, quelques mesures de températures pour l’avancement de la science et quatre petites antennes qui pointent à l’extérieur en lui donnant l’aspect d’un oursin déplumé. Il s’appelle ASTÉRIX !

 

À l’heure où j’écris ces lignes, vingt-six ans plus tard, Ariane lance des satellites géostationnaires de plus de quatre tonnes ! Nous sommes les frères Wright de l’espace français…

 

Le père du Diamant est notre directeur des Études, l’ingénieur général Bernard Dorléac.

Véritable feu follet des cocktails industrialo-mondains, grand communicateur de congrès d’astronautique, c’est un poète papillonnant ici et là, semant ailleurs quelque brillante idée dans l’espoir qu’il se trouvera quelqu’un pour la faire pousser, et promenant partout un sourire d’autosatisfaction tout à fait charmant.

Un jeune Sup' Aéro, Charley Attali, a ramassé l’idée du satellite, en a fait sa chose et, en à peine trois ans, en a fait ce Diamant qui est déjà en cours d’assemblage dans nos ateliers de Saint-Médard-en-Jalles près de Bordeaux.

Le chef de mission a pour tâche essentielle de tenir le contact des nombreux organismes impliqués dans le lancement et de coordonner leurs efforts, en faisant prévaloir le point de vue de l’engin et ses multiples contraintes. Il est « le » constructeur. Il concrétise l’organisation prévue dans un « Projet d’ordre d’essai » dont il négocie finalement tous les éléments avec l’officier de tir. Le projet devient alors « l’Ordre d’essai » signé du CIEES, véritable bible de l’opération, extrêmement détaillé, où l’on trouve tout : la description de l’engin et ses performances, la chronologie du tir jusqu’à l’ultime seconde et, même après, d’interminables listes de noms d’opérateurs, de numéros d’équipements de l’engin, de fréquences radar ou de télémesures, de moyens à fournir par les uns ou les autres…

Mon « Projet » est un lourd document de plus de 150 pages que j’ai précieusement conservé. Il me coûte autant de nuits et de dimanches qu’à ma malheureuse secrétaire qui tape inlassablement, corrige, modifie et recommence avec une égalité d’humeur admirable.

 

Je négocie donc avec la Délégation ministérielle (devenue générale !) à l’Armement, qui est tout à la fois la voix de l’Élysée, le dispensateur des gros sous et notre autorité de tutelle, avec l’Armée de l’Air qui nous mesure au plus juste les Bristol/Freighter et les DC 8 de transport, mais nous alloue généreusement des chasseurs supersoniques pour la livraison en urgence des pièces de rechange, avec la Marine, qui détache l’escorteur d’escadre Guépratte dans le golfe de Gabès pour la réception des télémesures, mais le Guépratte ne peut tenir que dix jours sur zone et en met quatre pour se ravitailler à Toulon et revenir ; avec le CNES, dont les stations devront passer leur « vert » à H - 12 minutes, mais on fera l’impasse sur un « rouge » de Pretoria à partir de H - 6 ; avec le calculateur de Brétigny qui devra donner ses éléments d’orbite à Hammaguir à H + 11 minutes ; avec la Météorologie nationale, qui envisage d’improviser une liaison radio entre leur station de Dakar et le champ de tir ; avec… avec…

Je négocie même avec mon ami Leroy le prêt de son « Roblot » - vieux corbillard acheté aux pompes funèbres cannoises - pour combler notre déficit en moyens de transport jusqu’à Brigitte. Il me l’offre volontiers et me souhaite même « bonne chance », mais me fait d’abord son numéro d’innocent : « Ah ! Un Diamant ! Mais qu’est-ce que c’est ? C’est vous qui faites ça, à Paris ? Un satellite, vous dites ? Ça doit être intéressant ! etc. etc. »

L’Ordre d’essai, revêtu maintenant de tous les tampons officiels, marqué du sceau du « Confidentiel Défense », fige enfin le cadre de l’aventure : la campagne Diamant commence le 13 novembre. Tir le 22, puis le 30 si le premier engin échoue.

 

*Pour la petite histoire, les premiers étages Émeraude furent transportés des Mureaux ainsi que les premiers étages Saphir et Diamant, de Saint-Médard-en-Jalles à Hammaguir par un bimoteur de transport d’origine anglaise, le Bristol/Freigther, appartenant à M. Boussac et servant à transporter des chevaux de course. C’était à l’époque, le seul avion dont la longueur et le volume utile du "cargo" permettaient de recevoir l’ensemble chariot-1er étage.

 

Charmes simples du désert

Tout cela est néanmoins suspendu au succès du troisième tir de Saphir, dont personne ne doute dans l’enthousiasme général malgré l’échec de juillet. L’équipe reprend donc une fois de plus le chemin de Colomb-Béchar, bien décidée à en finir vite.

Ce début d’octobre à Hammaguir a déjà des douceurs d’automne. Quelques bouffées de fraîcheur traînent encore dans l’atmosphère de l’aube, lorsque le ciel d’orient vire au mauve puis au rose. De légères écharpes de brume s’enroulent paresseusement autour des Tables d’Abadla dont on aperçoit juste les plateaux solitaires. Dans le matin tout neuf, un silence absolu règne sur la Base-Vie. Il n’y a pas un oiseau pour chanter, pas un être humain pour animer ce décor immobile. Le désert rassemble sa puissance avant d’éclater de chaleur aux premiers rayons du soleil. Presque furtivement, pour ne pas déchirer cette magie matinale, les voitures s’engagent lentement sur la route, droite jusqu’à l’infini. Au loin, la tour de Brigitte s’élève au-dessus de l’horizon, comme un blanc minaret dont un mirage reflète aussitôt l’image.

Dans la tiédeur de la nuit, après la fournaise du jour, le cinéma nous apporte le repos et la rêverie. Couché dans le sable encore chaud, j’écoute d’un œil la belle Marilyn chanter The River of no retum, et cherche de l’autre le Bouclier d’Orion dans un ciel brillant de cent mille étoiles. Il ne manque que « des touffes d’asphodèles » pour que la nuit soit vraiment biblique. Il manque aussi scorpions, mygales et vipères à corne, mais on dit qu’ils n’aiment pas le cinéma…

Hélas ! Marylin prend parfois la grosse voix de l’officier de tir qui croit utile de rompre le charme pour annoncer quelque changement au programme de l’essai général champ de tir du lendemain, nous rappeler d’envoyer nos « jaunes » à 6 h 30 et nous remercier de notre attention.

Ce troisième Saphir est envoyé dans l’espace sans musarder : succès complet. Il n’y a plus qu’à rentrer en France faire nos valises pour le Diamant. La partie sera sans doute plus rude.

Les longs jours et les longues nuits

Pendant que nous reprenons notre souffle à Paris, l’équipe du S met Brigitte à feu et à sang.

Dehors, l’installation du 121 et du 231, dont une partie doit pourtant servir aux deux premiers étages du Diamant ! Tout est débranché, démonté, rebranché et remonté à la diable.

Et l’on tire ce premier engin militaire.

Pourquoi faut-il qu’une tuyère, cent fois essayée au sol, se bloque dès le décollage ? L’engin entame quelques gracieuses évolutions au-dessus de la base et vient exploser à côté de « ma » centrale d’énergie.

Comme la race du 121, la race militaire connaît des débuts difficiles… J’envoie une équipe préliminaire débrancher, déménager, rebrancher, réemménager… Et balayer les débris autour de ma centrale qui n’a heureusement pas souffert.

A Paris cependant, j’enregistre pieusement les directives élyséennes qui, comme le Saint-Esprit, descendent sur moi.

- Il faut tirer le plus tôt possible (adieu nuits tranquilles !).

- Il ne faut tirer qu’à coup sûr (adieu impasses, bonjour les rouges).

- Il ne faut tirer le deuxième engin qu’en cas d’échec totalement expliqué du premier, et à coup encore plus sûr (facile : j’emmène Melin).

- Enfin, tout cela est super-secret : pas de journalistes, pas de radio ni de télévision, pas un mot au Canard Enchaîné.

Ce sont, cette fois, deux DC 8 qui nous attendent au Bourget.

Les VIP et les néophytes sont très excités. Les habitués de Brigitte s’endorment dès le décollage : l’occasion n’en sera pas si fréquente.

Escale à Bordeaux pour embarquer le responsable engin, Albert Vienne, et l’équipe d’Aquitaine. Les Pyrénées, la région contrôlée de Valence, Oran, le désert… Je me réveille au choc des roues sur la piste de Béchar.

Il pleut !

Il pleut même assez fort depuis plusieurs jours.

La route d’Hammaguir est coupée. Les radiers sont inondés, les oueds sont en crue, le Guir roule furieusement des torrents de limons rougeâtres.

 

 

 

Il faut aller à Hammaguir en avion ! C’est un Nord 2 500 qui embarque la mission en plusieurs rotations.

Le Nord 2500, avion de transport standard de l’Armée de l’Air, est une espèce de boîte en fer avec deux hélices devant, deux ailes au milieu et deux queues derrière.

Dedans, rien. Tout le monde n'a pas la chance d'y aller en avion

C’est-à-dire un tas assez informe de caisses, paquets et ballots d’où dépassent des feuilles de poireaux et des quartiers de bœuf sanglants. Les passagers s’accroupissent où ils peuvent et subissent avec résignation ce voyage en panier à salade.

 

 

Déjà la Julie donnait un sentiment de rusticité sonore et vibrotante.

 

Mais le Nord 2500 est une véritable caisse de résonance où règne un vacarme épouvantable. Toutes les tôles vibrent furieusement. Les dents des passagers et les rivets du fuselage grelottent à l’unisson. L’ardeur saharienne des néophytes diminue à mesure des embardées dans les trous d’air.

 

 

Nous débarquons sur le parking-aux-mygales devenu un grand lac.

Il fait froid, il pleut, je n’ai jamais vu Hammaguir aussi triste.

Ma toute première difficulté de chef de mission est la répartition des chambres.

La Base-Vie joue complet et il arrive chaque jour de nouveaux VIP dont le premier mot en débarquant est : « Où est MA chambre ? ».

Le CIEES a installé quelques roulottes près de la piscine. La Légion monte des lits Picot sous une tente… Mais au fond, on dormira si peu !

Justement, je tiens ma première réunion d’organisation de la campagne après le dîner. Voilà : le rythme est donné, fin du travail à minuit. Demain dimanche 14 novembre, début des choses sérieuses, départ des cars pour le Hall N et Brigitte à 6 heures.

Effectivement, dès six heures, les choses se révèlent sérieuses. Ce Diamant est le premier engin de sa race, un peu particulière. Il n’a jamais été tiré au banc, le responsable-engin n’a jamais eu l’occasion de tirer à Brigitte qu’il connaît mal, les conseillers techniques, pères de l’engin, sont pleins d’angoisse pour leur enfant qu’ils n’aiment pas nous voir tripoter et le chef de mission, consulté par l’officier radariste, n’a guère de lumière à lui apporter sur le parallaxage (l’orientation) du radar Aquitaine au premier passage du satellite. Bref, chacun va de problème en problème.

Je vais entendre, puisque c’est dimanche, les « litanies du père Croutzet ».

Le père Croutzet est, dans l’équipe d’essai, le grand prêtre des installations au sol de Brigitte. Il vérifie que chaque fil de chaque prise électrique aboutit au bon fil du pupitre de tir ou d’une baie de contrôle, qu’il n’est pas coupé, qu’il est bien isolé… Du haut du portique qui est sa chaire, il psalmodie d’une voix monotone ses litanies interminables, auxquelles répondent les « ça marche » ou les « ça marche pas » de ses pénitents dispersés aux quatre coins de Brigitte avec leurs voltmètres et leurs schémas. Les haut-parleurs annoncent au désert étonné :

- Prise 27, borne 35 ?

– Ça marche !

– Borne 34 ?

- Ça marche !

- Ordre retour sur « attente », borne 1 ?
- Ça marche !

Eh bien aujourd’hui :
- Ça marche pas.

- T’es sûr ? Essaie encore…

- Ça marche pas !

Il faut dire que Brigitte est dans un triste état. Il y a vingt bons centimètres d’eau dans le sous-sol de la tour. Câblages et vannes d’air comprimé télécommandées sont inondés, ce qui n’améliore pas l’isolement.

On écope avec un vieux chapeau de paille…

De leur côté, les gerboises - petits rongeurs du désert qui se nourrissent d’épineux et de câbles électriques - ont fait un malheur dans les tableaux de branchement du sous-sol du poste de tir.

Alors, savoir quel fil touche quel fil !…

Je laisse ce lieu de désolation aux lamentations du père Croutzet, non sans jeter un œil intrigué sur une tache verte inhabituelle au bord du ciment : les plaisantins du S ont planté là des radis et ils poussent !…

Petit détour par le PCCT.

On y débat âprement de formats d’enregistrements des mesures, d’une fréquence radio qui permettrait d’entrer en liaison avec le Guépratte, toujours en rade de Toulon, et d’une méthode particulièrement gracieuse pour calculer l’excentricité de l’orbite dès la dixième minute de vol.

Je me retire sur la pointe des pieds, de peur qu’on ne me demande mon avis, et me dirige vers le Hall N, véritable centre de l’action.

* A Brigitte, le chef ergolier que sa démarche dansante et furtive fait appeler "la panthère d'Hammaguir".../...D. Mourey (Souvenirs d'Air et d'Espace)En passant, j’aperçois à l’horizon *la panthère d’Hammaguir qui goûte la fraîcheur matinale et mignarde ses petites citernes.

Dans le Hall N, c’est le train-train habituel. L’engin est en petits morceaux...Dans le Hall N, c’est le train-train habituel. L’engin est en petits morceaux, des écheveaux de fils électriques multicolores jaillissent de partout.

Des ennuis comme toujours, mais sans plus : le réservoir d’acide n’est pas étanche, deux fils sont inversés sur la commande de roulis et une pompe hydraulique a cassé son circlips, ça fait gling-gling quand on la secoue.

Alors un conseiller technique désœuvré tombe en arrêt devant une des quatre tuyères du deuxième étage :

- Vous avez vu ?

- Vu quoi ?

- La tuyère…

- Eh bien quoi, la tuyère ?

- Elle est cassée !

- Cassée ?

Vingt paires d’yeux horrifiés se fixent sur le corps du délit. Une tuyère a la forme d’un petit abat-jour. Celle-ci est faite de fibre de silice noyée dans une résine.

Un matériau extrêmement dur.

- Mais où donc ?

– Là !

– Ah, là !…

Là, effectivement, on voit une petite écaille, large comme une rognure d’ongle, qui a sauté.

L’épouvante ne saisit pas immédiatement les spécialistes qui se divisent tout de même en deux camps.

D’un côté les « Bof, qu’est-ce que ça peut faire ? ». De l’autre les « C’est très grave, il faut téléphoner à Paris ». (À Paris ? Mais à qui ? Tous les gens compétents sont là !).

Comme toujours en cas de difficulté, Melin commence un calcul, qui le rangerait plutôt du côté des « Bof ! ». L’heure et les visages sont graves. L’écaille est minuscule, mais le Général a dit de ne tirer qu’à coup sûr !. ..

Bon, allez, on la change ! « Il n’y a qu’à » prendre la tuyère du deuxième engin, en attendant qu’une rechange nous soit livrée par l’un de nos chasseurs à réaction…

Sitôt dit, mais pas sitôt fait.

Le pas de vis de cette damnée tuyère est grippé. Les leviers les plus puissants, les coups les plus violents, les huiles les plus douces ou les prières les plus onctueuses sont tout à fait inefficaces.

On commence alors, outrage insensé, à débiter la tuyère en petits morceaux, à l’aide de scies à métaux que la silice use rapidement les unes après les autres. Mais le pas de vis résiste toujours et la disproportion s’accroît entre la petite écaille du début et le massacre auquel nous nous livrons depuis deux jours.

Le doute s’introduit cependant dans les âmes, d’autant plus que Paris nous envoie un télex, après examen de notre pompe hydraulique renvoyée en usine :

« N’avons pas retrouvé tous morceaux du circlips cassé. Stop. Débris manquants doivent circuler dans vérins de pilotage. Stop. Risques graves. Stop. Nécessaire démonter et filtrer avant tir tous circuits hydrauliques. Stop. Bonne chance. Stop et fin. »

Un circlips est une petite rondelle métallique grosse comme une pièce de vingt centimes.

Alors, pendant que les uns scient, les autres vidangent et filtrent… Et le calendrier s’effeuille… Il va falloir faire quelque chose !

Le deuxième étage de l’autre engin est là, juste à côté, et attire bien des regards gourmands : on n’a encore démonté ni sa tuyère ni sa pompe hydraulique.

On se divise, pour commencer, en deux camps et l’on entame la discussion de minuit.

N’est-ce pas toujours entre minuit et deux heures du matin que se prennent les grandes décisions ?

Les uns sont pour prélever simplement la tuyère de ce deuxième étage et l’adapter au premier engin dont le contrôle est pratiquement terminé ; les autres sont pour prendre le deuxième engin entier en laissant les morceaux du premier se débrouiller ensemble.

On échange d’excellentes raisons contre des raisons meilleures encore et, comme il faut bien aller se coucher si l’on veut travailler le lendemain, on finit par se décider : deuxième étage numéro 2 sur l’engin numéro 1…

Si le dieu de l’interchangeabilité est de bonne humeur !

Rentrant dormir à la Base-Vie dans la nuit froide, je me demande si les Russes ou les Américains se livrent à de semblables bricolages quand ils lancent leurs satellites ?

Insensiblement, la campagne avance et notre retard augmente. Le tir du 22 est déjà repoussé au 24.

Le commandant du Guépratte envisage de rationner les vivres…

Paris nous suggère de changer la pompe du deuxième étage pour un nouveau modèle « anticirclips » qu’un Vautour nous livre en deux heures. On démonte ce deuxième étage qui était sur rampe pour le ramener en atelier et s’apercevoir qu’il avait déjà une bonne pompe !

On le remonte donc à Brigitte, pas pour longtemps d’ailleurs. Cet étage voyageur se prend d’un goût immodéré pour les allers et retours Brigitte Hall N, sous les prétextes les plus futiles : une boîte noire à changer, une prise à ressertir…

Ce deuxième étage est une calamité. Le tout est d’être plus patient que lui.

Je passe de plus en plus de temps au PCCT à traiter d’importantes questions :

- Combien de jours de vivres et de pétrole reste-t-il au Guépratte ?

- Faut-il l’envoyer vite vite à Toulon refaire ses pleins ou le garder à poste jusqu’à un jour J de plus en plus fuyant ?

- Le représentant de l’Assemblée nationale, qui vient assister au tir, sera-t-il mis avec les conseillers techniques, ou relégué dans la salle des visiteurs anonymes ?

Nous en débattons fort civilement, jusqu’à minuit bien sûr, entre deux « essais généraux champ de tir ».

Une dernière question, fondamentale, est soulevée :

- Comment va-t-on peindre le lanceur ?

Sur le premier étage, les armes de la SEREB s’étalent largement : mappemonde sur fond de méridiens frappés d’une flèche. En dessous, plus discret, le charognard de Nord-Aviation. Sur le deuxième étage, le logo de Sud-Aviation. Alors le LRBA aimerait bien, pour la photo du décollage, avoir ses initiales et la Matra pense que son sigle ferait très bien sur la case à équipements. Souriants, la SAGEM, le CNES s’engouffrent dans la brèche…

Le général Hautières arrête cette escalade publicitaire en exhibant les consignes de l’Élysée : les trois couleurs et rien d’autre !

Ah ! Oui, mais…

- Trois couleurs rectangulaires comme le drapeau de la République, ou trois couleurs en rond comme la cocarde du 14 juillet ?

Je me garde d’intervenir dans une affaire aussi délicate et me contente d’aller surveiller le travail du Picasso local, qui escalade nuitamment le portique et nous peint une magnifique cocarde.

 

* Une fois l’engin rempli, Dieu sait combien de temps il peut se réchauffer sur rampe, au bon soleil de la hamada, en attendant le tir.Il faut donc une housse isolante et un largage automatique au décollage. Le chef du bureau d’études trouve l’idée tout à fait amusante.
Avec quelques planches galbées de Klégécel, trois goupilles en fil de fer et un peu d’élastique de soutien-gorge pour femme forte, il me bricole un système très convenable qui restera dans les annales sous le nom de « la capote à Mourey »
La capote s’ouvre au décollage comme les pétales d’une fleur, qui retombent en feuilles mortes en planant tout autour. Cette corolle de planchettes est d’une grâce charmante, mais un observateur non prévenu a plutôt l’impression que l’engin explose et que ses débris volent de toutes parts !D. Mourey (Souvenirs d’Air et d’Espace)

 

Il faut malheureusement la cacher aussitôt sous la *capote à Mourey. On ne reverra plus le chef-d’œuvre avant le décollage… Si la peinture fraîche n’a pas trop collé la capote !

 

 

 

 

 

 

C’est alors que débarque du DC 8 de Paris… Mon ORTF !

Pierre SabbaghQuel ministre a donc bien pu circonvenir quel autre pour violer ainsi la consigne du secret ? Pierre Sabbagh suit sa pipe en souriant et Jean-Pierre Chapel ploie sous le matériel. On est à trois jours du tir.

Il faut improviser des studios, des interviews, des angles de tournage « sans personne derrière, et est-ce qu’on peut retirer ce portique on ne voit pas l’engin, il faut enlever cette capote pour voir la cocarde et faites semblant de brancher des câbles… ».

Et subitement, contre-ordre autoritaire, transmis par les radios élyséennes. Caprice de ministre ou froncement de sourcils du Général ?

Mon ORTF est expulsée « manu militari » la veille du tir ! L’humeur des pestiférés est sombre et il n’y aura pas d’images pour les chers téléspectateurs.

 

La grenouille de Dakar

25 novembre ! À force de martyriser cet engin, nous arrivons à J - 1.

Tard le soir, je prends la route de Brigitte pour retrouver le lanceur, le satellite, l’équipe et leurs difficiles problèmes.

Le spectacle des lumières du portique qui scintillent là-bas très loin, seules dans la nuit glaciale, est toujours aussi fascinant.

Le spectacle des lumières du portique qui scintillent là-bas très loin, seules dans la nuit glaciale, est toujours aussi fascinantIci, une activité fiévreuse pour la conquête des étoiles. Là, le désert vide, immobile et noir, tel qu’à l’âge de pierre.

Le vent se lève et gémit dans les poutrelles du portique. Un peu de sable commence à tourbillonner derrière la tour, fouettant les jambes, s’insinuant partout.

La nuit se fait hostile.

Le portique se couche de plus en plus sur le côté. Une passerelle va toucher l’engin.

On la relève en hâte… Elle s’écroule dans un bruit de catastrophe… mais passe à quelques centimètres du troisième étage ! Beaucoup de peur, pas de mal. C’est fini, nul ne reverra jamais Astérix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’abri d’une petite cabine sur la plus haute passerelle, on fixe les boulons explosifs qui maintiennent le satellite sur son propulseur. On ajuste par-dessus les deux parties de la coiffe. C’est fini, nul ne reverra jamais Astérix.

 

Côté engin, donc, montage terminé.

 

Dehors, le vent de sable fait rage. Il a fallu haubaner l’engin et boulonner énergiquement la prise ombilicale largable du premier étageAu poste de tir par contre, côté contrôles et modifications de dernière heure, la fête bat son plein.

Le pupitre de tir subit une opération à cœur ouvert. On branche et on débranche fébrilement, ici et là, quelques prises sur des armoires électriques.

Vu de près, c’est épouvantable. Avec un peu de recul, je m’oblige à penser que tout cela est normal et qu’à ce rythme, on va pouvoir tirer demain matin.

Je repars au PCCT.

Dehors, le vent de sable fait rage. Il a fallu haubaner l’engin et boulonner énergiquement la prise ombilicale largable du premier étage pour qu’elle ne se détache pas avant la séquence de tir.

Le calme du PCCT contraste avec l’agitation de Brigitte. Tout est prêt, mais le Guépratte signale qu’il n’a plus que quatre jours sur zone.

Doit-il partir à Toulon ? Surtout pas ! Il faut essayer de tirer demain.

 

Qu’en pense Brigitte?

- Engin en panne. Il y a un court-circuit sur une « diode Zener » de l’électronique de basculement troisième étage !
- Alors, il faut démonter ? Pas avec ce vent de sable !

- Pas sûr : on réfléchit !

Bon, qu’ils réfléchissent. Et ce vent ?

 

Il est presque minuit. Je file à la météo.

Encore une baraque perdue à l’autre bout du champ de tir.

Mais il y fait bien chaud et le café est abondant. On discute fronts froids et anticyclones en attendant le bulletin de Dakar. A minuit et demi, l’oracle rend son verdict :

« Nuit du 24 au 25 : passage d’une perturbation avec coup de vent et risque de sable (merci, on a vu cela hier soir). Pour la nuit du 25 au 26 : amélioration, vent faiblissant. Prochaine perturbation vers le 27 novembre. Cependant cette évolution sera confirmée demain, car possibilité d’ondulation sur le front froid par suite d’un creusement dépressionnaire sur le Sahara central ».

Évidemment, il y a un peu de tout dans ce bulletin.

« Une ondulation de front froid », on ne sait pas où ça peut mener !

Et « un creusement dépressionnaire sur le Sahara central », cela doit être terrifiant !

Mais on parle d’une amélioration cette nuit… Hum, en mettant le nez dehors, avec beaucoup d’indulgence, on dirait que le vent faiblit. Et on voit quelques étoiles…

 

Le calculateur temps réel IBM K.H. était le centre nerveux du champ de tir.Les 4 armoires et le pupitre du KHOù en est Brigitte ?

- Bof, la diode Zener, on peut s’en passer. Le basculement sera seulement un peu plus lent. C’est acceptable. Pour nous, l’engin est prêt.

- Qu’en dit Attali ?

- D’accord pour tirer comme ça.

- OK. La météo s’améliore. Le Guépratte est toujours à poste. Je vous rappelle.

Voyons. En remplissant maintenant, on peut tirer vers 8 h 30.

Mais l’engin ne tiendra plus, sauf vidange, que quatre jours d’acide, alors qu’un creusement dépressionnaire s’annonce dans deux jours.

 

 

Et la diode ? Il semble qu’elle n’intéresse personne, mais quand même !

Le Guépratte va lever l’ancre le 29 novembre et on ne le reverra plus avant le 3 octobre.

Le dernier contrôle des batteries de télémesure était bien près de la limite, mais on peut flirter avec les limites…

 

Alors, on remplit ? On ne remplit pas ?

Radio de Dakar :

« Confirmons amélioration du 26 novembre. Vent faible. Ciel clair se couvrant progressivement dans l’après-midi. Nouvelle dépression progresse vers l’Algérie. »

Allons ! Il faut tirer ! Et vite…

 

Le 26 novembre 1965

J’appelle l’officier de tir au PCCT. Il est plus d’une heure du matin.

- Allô, Robert ?

- J’écoute. Où en es-tu ?

- On y va. Tu fixes l’heure H à 8 h 15.

- OK. Je démarre le décompte dans 20 minutes, à H -6 h 30

J'arrive juste à Brigitte, que j’ai déjà prévenue, pour entendre les haut-parleurs annoncer, avec quelque emphase :

- À tous !… Attention pour prise de chronologie Diamant à H - 6 h 30… Top : il est H – 6 h 30. Brigitte, Sécurité, Brétigny, Guépratte, envoyez vos jaunes.

La panthère d’Hammaguir et ses Martiens entrent en scène.

La panthère d’Hammaguir et ses Martiens entrent en scène.

 

Tout le monde s’écarte de l’aire cimentée et regarde avec émotion le ballet des tuyaux et des citernes. Bien sûr, il sera toujours possible de vidanger, mais on perçoit tout de même que quelque chose d’irréversible est en train de s’accomplir.

Ce Diamant représente près de quatre ans d’efforts acharnés, et de rêve, pour ses réalisateurs et maintenant, dans quelques heures…

Première campagne où je n’ai précisément rien à faire avant la séquence de tir. Je regarde, pour une fois, le remplissage avec le détachement du spectateur qui n’a pas à s’en mêler : reposant mais frustrant !

 

Je pars au PCCT dormir une heure ou deux. La Base-Vie est trop loin.

Dans un cauchemar de verts et de rouges, Robert me secoue :

« H -2 heures ! Tu peux prendre une douche. Il y a du café. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Au pupitre de commandement du champ de tir.De gauche à droite, le « caporal canonnier » Fontaines, l'officier de tir Michel Robert, le chef de mission SEREB Dominique Mourey.Je gagne ma place au grand pupitre de commandement du champ de tir. J’ai un téléphone direct avec le responsable-engin à Brigitte, un autre avec Attali, le chef de projet, qui est dans la salle des observateurs.

A ma gauche, Robert révise sa chronologie et près de lui, son adjoint, le « caporal canonnier » Fontaines met à jour sa liste d’impasses.

Le calme s’établit progressivement dans toutes les salles vitrées autour de nous : télécommande, calculateur, tables traçantes, liaison Guépratte… Nous restons seuls sur notre passerelle.

Dans cinq minutes, le CNES de Brétigny doit passer son vert de H -12 minutes et… Coup de téléphone d’Attali :

- Mourey, il faut arrêter…

- Hein ?

- Il faut absolument arrêter. Il s’agit de la diode Zener. Je viens de recevoir un télex de Paris : risque de panne sérieux, en cours d’évaluation à la Matra.

Donnez-moi trois heures…

J’informe l’officier de tir. Que faire d’autre ? L’enjeu est trop important, on ne peut pas jouer ce tir à pile ou face !

Long conciliabule avec Robert, dont la philosophie souriante commence à s’émousser, mais qui annonce calmement :

- Arrêt chronologie ! Nous reprendrons le décompte à H moins 30 minutes cet après-midi à 14 h 15. Brigitte, vous passerez le jaune dès que vous reprendrez l’armement pyrotechnique de l’engin. Radars, dépointez vos antennes (un pulse radar, dit la légende, peut faire partir une étoupille !). À tout à l’heure !

Toute la nuit à Paris, pendant que Dakar interrogeait les présages et que le Guépratte roulait et tanguait dans le golfe de Gabès, les ingénieurs de la Matra ont examiné leurs schémas électriques, cherché, réfléchi et conclu… que l’on ne pouvait pas conclure sans faire des essais.

Ils ont reconstitué un dispositif complet, mis la diode en court-circuit et testé l’ensemble.

A sept heures, résultats incomplets, ils alertent Hammaguir, et continuent. A onze heures, enfin, après 26 000 (!) mises sous tension et coupures consécutives sans panne, ils jugent que l’on doit prendre le risque : la probabilité de panne est infime !

Après le déjeuner, il fait un temps radieux.

Le Sahara central ne paraît pas s’être creusé, le vent est complètement tombé.

Le capitaine Robert égrène de nouveau ses impitoyables minutes, la mise en train de ce matin et les assurances de la Matra ont dédramatisé l’atmosphère. C’est presque la routine.

20 minutes, 15 minutes, tout est tranquille. 12 minutes, contact au pupitre : vert ! 11… 10… 9… 8…

 

7 minutes 15 : rouge, Brigitte !

Le radar Aquitaine installé à BécharL’engin ne reçoit pas le radar de Béchar. Mais à cette heure-ci, la pellicule d’air chaud doit empêcher les ondes de contourner la courbure de la terre. Vérifié, le répondeur engin fonctionne.

Il recevra le radar dès que l’engin aura pris un peu d’altitude. Je souffle à Robert « Impasse ! ».

Brigitte réaffiche son vert et le décompte reprend.

7 minutes… 6… 5… 4…

Le silence et ce vert imperturbable deviennent insupportables.

J’imagine les centaines de mesures que le contrôle automatique est en train de faire subir à l’engin.

 

 

 

 

 

D’après la simple loi des grands nombres, d’après le plus élémentaire calcul de probabilité, il me semble impossible qu’un rouge n’apparaisse pas…

 

3 minutes 20 secondes : voilà ! Rouge ! C’était fatal !… Eh bien non. Le décompte ne s’arrête que 47 secondes !

Et pendant tout ce temps le capitaine Robert entretenait lachronologieEn 47 secondes, le responsable du pilotage a regardé, vérifié, réfléchi et compris :

- une réponse en tangage du basculement est trop faible.

Ah ! Oui, bien sûr : c’est la conséquence de la diode Zener. Normal.

Donc, erreur du programme que l’on n’a pas averti !

« Accord pour impasse ? » « Impasse ! »

Le vert réapparaît.

Reprise chronologie à H -3 minutes 20… Top, 3 minutes 20.
L’horloge repart. Il ne reste plus maintenant qu’une poignée de secondes. Vert, toujours…

- 10 secondes, Top… 5, 4, 3, 2, 1, FEU !

Il est 14 h 47 min 18 s, le 26 novembre 1965.

Décollage du premier Diamant AUne salve d’applaudissements salue le décollage, que quelques-uns ont la chance d’apercevoir par une fenêtre : nuages d’épaisses fumées noires et de sable que percent peu à peu d’immenses flammes rousses.

L’engin s’élève lentement, droit sur son dard de feu, au milieu d’une corolle de panneaux d’isolants qui retombent de tous côtés, et montre enfin au monde sa cocarde aux trois couleurs de la France.

Instants d’espoir et d’émotions intenses…

- Premier étage : bien !

- Deuxième étage : bien !

Sur son élan, l’engin monte jusqu’à son apogée, en perdant peu à peu sa vitesse.

Tous les yeux du PCCT sont maintenant fixés sur les tables traçantes qui restituent les composantes verticales et horizontales de cette vitesse.Tous les yeux du PCCT sont maintenant fixés sur les tables traçantes qui restituent les composantes verticales et horizontales de cette vitesse.

La verticale diminue à vue d’œil. Voilà. Elle est presque nulle.

L’horizontale ne faiblit pas : 3 000 m/s, ça va.

 

Tout se joue maintenant. Le style frémit, vibre violemment et démarre franchement : c’est l’allumage du troisième étage !

Allez, pousse ! 45 secondes d’un suspense incroyable.

Voilà : 5 000 m/s, 6 000 m/s.

Ne t’arrête surtout pas… Le style court toujours sur le papier, on y est presque…

8 000 m/s !

Hourra ! Astérix vient de devenir un satellite de la Terre.

La France est la troisième puissance spatiale du monde !

C’est du délire dans le PCCT. Tout le monde s’embrasse. Je donne ma cravate « SEREB » à Robert, qui me fait cadeau de son écusson du ClEES. L’émotion est extrême. L’événement est énorme, incroyable.

Je félicite par le haut-parleur de tir l’équipe de Brigitte qui ne sait rien encore :

- Chapeau, les barons !

Cette exclamation improvisée dans la fièvre du succès nous sert encore, vingt-cinq ans après, de cri de ralliement.

Astérix passe encore une fois au-dessus d’Hammaguir, puis une autre, avant de dériver vers les latitudes australes.

 

Mais le Guépratte ne détecte rien, le radar Aquitaine ne voit rien, Beyrouth ou Pretoria n’entendent rien :

Astérix a perdu ses antennes dès le largage de la coiffe et est donc muet pour l’éternité.

C’est le réseau américain NORAD qui nous confirmera qu’il tourne bien, pour cinquante ou cent ans, et qui en publiera les éphémérides.

 

Amère déception d’un membre de l’équipe : il n’a pas pu participer au tir !

Réveillé trop tard de sa sieste à la Base-Vie, un gendarme de la Légion lui a interdit de monter à Brigitte « où il allait y avoir un tir très dangereux ».

Au moins a-t-il vu, de loin, l’engin s’élever dans le ciel, consolation appréciable par rapport à tous ceux qui étaient enfermés dans le poste de tir !

Mais pourra-t-il dire : « J’y étais » ?

 

À Brigitte, étrangement vide sans l’engin sur sa table de lancement, on constate en frémissant que c’est le décollage qui a arraché le câble ombilical du premier étage.

La prise était solidement boulonnée depuis la veille, ce qui a empêché le largage ! Honte sur nous ! Cela aurait pu faire basculer l’engin dès la première seconde…

En fait, aucune check-list ne prévoit le vent de sable, ni ne conseille alors de verrouiller la prise.

Aucune check-list n’indique donc de la déverrouiller avant tir !…

Trois cents bouteilles de champagne - tout le stock du mess dont je présenterai la note de frais à Paris, avec quand même une légère inquiétude…Mais Michaud signera sans tiquer…

Tous ces incidents et mille autres, sont noyés dans le flot de trois cents bouteilles de champagne - tout le stock du mess dont je présenterai la note de frais à Paris, avec quand même une légère inquiétude…

Mais Michaud signera sans tiquer. J’adresse un discours protocolaire et chaleureux de remerciements au général Hautières, qui a dirigé pour nous son champ de tir avec une autorité et une amabilité qui ont fait notre admiration. Enfin, honneur suprême, je suis invité à déjeuner le lendemain, avec le capitaine Robert, sous la tente-mess des officiers de la Légion.

 

Dernière conséquence de cette campagne mémorable : le Général est élu, quelques jours plus tard, président de la République.

 

Préparation et lancement de Diamant N°1

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